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Interview : Stephan Le Doaré, auteur de Géopolitique de l’intelligence artificielle


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Vous avez écrit un livre, « Géopolitique de l’IA », qui analyse les enjeux de l’intelligence artificielle sur le plan politique et économique mondial. Quel a été votre parcours personnel et quelle était votre démarche ?

Après des études de biologie, je suis passé par Saint Cyr pour devenir officier et j’ai travaillé pendant 20 mois pour une cellule de renseignement qui traitait d’enjeux géopolitiques. Après quoi j’ai enchaîné sur un parcours informatique. J’ai travaillé dans plusieurs entités et j’ai écrit mon 1er essai qui, en 2004, donnait un aperçu d’où allait la presse avec l’impact du web sur leur activité. Puis je suis devenu directeur informatique France de Tetra Pack Processing et après l’avènement de l’ADSL, du développement des outils open sources, je me suis basé à Marseille et me suis lancé comme DSI en temps partagé.

Dans le contexte de ce parcours personnel, j’ai écrit deux romans et le deuxième parle de l’intelligence artificielle. Ce roman m’a à l’époque donné accès à des tables rondes sur l’IA, mais en tant qu’écrivain, pas en tant qu’expert. Or j’étais aussi DSI donc j’avais un double regard. De fil en aiguille, j’ai intégré à mon activité 20% de mon temps de recherche et développement sur l’IA et cela a donné ce nouvel essai.

Comment est structuré votre ouvrage, de quoi traite-t-il plus précisément ?

Ce livre traite de mes différents champs de connaissance et il est constitué aux deux tiers d’un essai et d’un tiers de textes tirés de mon blog qui ont aussi été publiés à l’institut Sapiens.

Mon propos est intimement lié à mon parcours. Je suis membre de l’IHEDN à Marseille et j’ai reçu un prix pour une nouvelle qui traitait de la prospective des armées. Donc je viens du milieu de la défense pour le côté militaire, du renseignement pour le plan humain et de la cybersécurité pour le monde de l’entreprise.

Quand l’IA arrive sur le devant de la scène, des virus de plus en plus compliqués, étranges, se répandent. Mais il y a aussi toute la partie bénéfique de l’IA qui émerge, sur la détection des signaux faibles notamment.

Pourquoi avoir souhaité traiter du sujet avec une notion géographique ?

C’est la géographie qui fait la géopolitique des États. L’IA joue un rôle dans le futur des États au niveau mondial. Et nous vivons désormais dans un monde multipolaire, avec l’ascension des BRICS.

On constate par ailleurs que des aspects économiques, d’ingérence, passent sous les radars. Il y a eu par exemple beaucoup d’attaques de la Russie sur l’Afrique pour l’utiliser comme rebond pour attaquer l’Europe. Je m’explique : en diffusant des campagnes massives sur les réseaux sociaux en Afriques avec des messages antieuropéens, ils sont revenus par le biais des familles installées en Europe, tout ceci grâce à  l’IA. Il y a eu une propagation d’opinion défavorable envers l’Europe, par rebond. C’est un exemple d’utilisation globale de l’IA.

Autre exemple, dans le cadre du BTP cette fois : lors de la construction d’immeubles et la pose de systèmes de caméras de surveillance, certains modèles sont installés et configurés « par design » pour renvoyer les flux sur le cloud du pays constructeur. Et c’est instantané, dès la mise en route. Donc si on rapproche cette pratique de ce que nous savons des concepts de crédit social et de scan de visages, nous déduisons que cette utilisation de l’export de biens manufacturés permet à un État de récupérer massivement des données du monde entier pour alimenter l’apprentissage de ses modèles d’IA. Et ces données se trouvent ainsi au cœur d’enjeux géopolitiques.

Est-ce que la géopolitique de l’IA recouvre les enjeux de guerre dans le cyberespace ?

En fait l’informatique est instantanée et dépasse les frontières mais je n’ai pas le sentiment que les frontières y sont aussi marquées que dans la géopolitique physique. Pour moi il y a deux couches, la couche étatique où l’État essaie de se protéger, de protéger ses infrastructures, et la couche économique qui fonctionne un peu différemment car certains groupes vont agir pour partie pour des États et pour partie au profit de leur business model. L’IA est utilisée par tous à leurs niveaux de compréhension et de moyens.

Si on s’intéresse aux fronts intérieurs et à la lutte antiterroriste, on constate que les enjeux de souveraineté des outils d’IA ne sont pas absents du débat. On le voit par exemple avec le choix d’un logiciel de scan pour la base des fichés S qui devait embarquer de l’IA. Comme il n’y en a pas sur le marché français, Palantir [1] a remporté l’appel d’offre. Un enjeu d’intelligence économique, de souveraineté aussi, au vu de sa proximité [2] avec l’État américain.

Ce n’est pas facile pour les sociétés françaises, européennes, de s’insérer sur ce marché. On a des pépites mais très rapidement elles sont rachetées et on perd la main. On perd la main sur la souveraineté, du même coup.

Où en est-on du point du vue du RSSI ou du DSI Aujourd’hui ?

A mon avis tout est économique. Les RSSI ne sont pas écoutés car les dossiers sont trop compliqués, trop chers.

Les hôpitaux ont beaucoup de difficultés sur le plan des attaques informatiques [3] parce qu’il y a des disparités terribles de niveau technique des parcs informatiques. D’abord le socle technique, puis le socle technologique. Je fais aussi le constat qu’avec le cloud, la DSI est dépossédée de l’achat de logiciels au profit de la direction commerciale ou autre. C’est une fuite de la partie DSI vers la partie commerciale or le socle technique est fondamental.

Il faut poser une cadre technique efficace et pertinent avant de pouvoir opter pour telle ou telle nouvelle technologie. Si on prend l’exemple des caméras de surveillance, si elles ont servi de banc d’essai prioritaire pour les smart cities c’est tout simplement parce qu’elles étaient déjà physiquement en place. La question de la couche technique, qui est chère, qui peut être complexe, est souvent mise de côté au profit de solutions technologiques qui semblent plus faciles à comprendre, à mettre en valeur, à mettre en œuvre aussi.

Et la formation dans tout ça ?

J’aimerais que le plus de gens possible comprennent ce que sont l’IA et la cybersécurité. Je parle aussi des dirigeants et des politiques. Aujourd’hui on est très loin du compte. Le renseignement humain, par exemple, doit incorporer les aspects technologiques. Ils ne sont pas réservés aux « bidouilleurs », qui est un terme que j’entends encore beaucoup trop souvent.

Et les décideurs qui ne comprennent pas comment les outils fonctionnent sont ceux qui signent les contrats, donc tant qu’il n’y aura pas cette culture on n’avancera pas suffisamment. Alan Turing a posé les bases de l’IA en 1936 et ce n’est qu’en 1982 qu’on a eu une première chaire informatique en France [4]. La culture scientifique manque dans nos sphères de décision. La base de toutes les bonnes décisions, c’est la compréhension du sujet. Nous pouvions dresser ce constat pour la DSI, et nous le retrouvons de la même manière pour l’IA. Je plaide pour un réveil technologique, mon livre va dans ce sens et se veut accessible par tous pour comprendre ces enjeux !

LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/stephanl/

Site de l’auteur : www.ledoare.com


[1] https://www.usinenouvelle.com/article/la-dgsi-renouvelle-son-contrat-avec-l-americain-palantir-faute-de-systeme-100-francais.N908289

[2] https://www.usine-digitale.fr/article/palantir-renforce-encore-ses-liens-avec-le-gouvernement-americain.N2049527

[3] https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/hopitaux-la-france-traverse-une-veritable-tempete-cyber-947101.html

[4] Voir aussi https://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2013/09/1024_1_2013_55.pdf